Alma est ma compagne. J’ai pensé en faire un personnage dans ce livre au même titre que mes parents puis je me suis ravisé pour rester focalisé sur eux et certains de leurs proches.
Alma est libanaise, elle est née dans un village perché dans la montagne. Je lui avais couru après dans une rue de Beyrouth. « Excuse-moi, tu as fait tomber ce papier. » Elle s’était retournée et l’avait ramassé en me remerciant. J’avais noté mon numéro, mon prénom et ajouté « Fais en ce que tu veux ». Elle avait ri. Nous avions couché ensemble puis nous nous étions perdus de vue. Des années après, nous nous retrouvions à Paris. Elle était partie étudier à Los Angeles et après un court séjour au Liban elle s’était résolue à venir vivre en France. Moi, je revenais tout juste de mon premier voyage en Israël persuadé de retourner m’installer là-bas, dans ce pays ennemi, pour m’éloigner le plus possible de ma famille et du Liban. Pour vivre enfin en paix, je n’avais rien trouvé de mieux qu’Israël, ce pays où j’aurais été injoignable car aucun des membres de ma famille en France ni au Liban ni même ailleurs n’aurait osé me passer un coup de fil de peur d’être repéré par les services secrets libanais.
Alma et moi sommes tombés amoureux. Je décidai qu’elle serait la mer qui m’avait toujours manqué à Paris et que, peut-être, vivre avec elle me rendrait moins triste et mélancolique.
Depuis quelque temps, Alma vit un enfer. Ses parents vivent encore au Liban. Lors de l’explosion du 4 août, elle a imaginé son père mort pendant de longues minutes. Nous venions de poser nos serviettes à la plage dans le sud de la France, c’était notre premier jour de vacances, quand une amie de Beyrouth me whatsappa une première vidéo de la déflagration. Par réflexe, je la montrai à Alma sans réaliser que le cabinet médical de son père était situé dans un des immeubles soufflés. Une heure plus tard, sa mère la rassurait. Son père était bien vivant mais son bureau totalement détruit.
La crise économique qui s’abat sur le pays a gravement touché ses parents. Son père, médecin, a vu s’envoler une grande partie de l’argent qu’il avait économisé pour sa retraite. Il avait déjà vendu sa maison de famille, celle de son village, pour financer les études de ses filles à l’étranger et les aider à s’installer en France. Même ce sacrifice lui a été volé. À plus de soixante-dix ans, il est encore obligé de travailler chaque jour de sa vie. D’origine modeste, il était parti au début de la guerre civile étudier en France où il travaillait la nuit à l’accueil d’un hôtel pour financer ses études. Il était retourné au Liban en 1982. Son frère l’avait appelé : « Mon frère, Bachir Gemayel a été élu président. C’est la paix maintenant ! Tu peux rentrer chez toi ! » et il était revenu deux jours après avec l’ensemble de ses affaires, ne se doutant pas un instant que la guerre durerait encore huit ans.
Devant la situation des parents d’Alma, je ne peux que m’estimer heureux que les miens aient construit leur vie en dehors du Liban depuis 1975.
Le salaire de sa mère, directrice de la bibliothèque d’une des principales universités du pays, ne dépasse pas les deux cent cinquante euros. Alma me dit souvent : « Je n’aurais jamais imaginé vivre une chute. »
Chaque dimanche après-midi, elle passe une heure au téléphone avec ses parents. Ils parlent de son travail, du temps qu’il fait et de la situation cauchemardesque au Liban. Le reste de la semaine, ils échangent sur leur groupe WhatsApp intitulé « Famille » auquel participent ses parents et ses deux sœurs qui habitent elles aussi Paris (c’est d’ailleurs grâce à Alma que j’ai découvert qu’une famille pouvait être composée seulement de parents et d’enfants). J’ai jeté une fois un coup d’œil à ce groupe, ils ne communiquent qu’en émoticônes, ils s’envoient uniquement des cœurs rouges, jaunes ou bleus, des smileys qui se font des petits bisous, des lèvres rouges ou roses, des danseuses de flamenco, c’est à n’y rien comprendre.
Alma me rappelle ma mère quarante ans auparavant : le même exil, la même tristesse, la même incompréhension qu’elle entretient avec les Français. La même façon de rester des heures au soleil à essayer de retrouver la couleur de ses origines. Le même manque de son pays, son village et sa famille. Comme Tony Soprano (qu’elle cite souvent) et ma mère, elle a ce même réflexe trivial quand il s’agit de sa famille, sujet sacré et sensible sur lequel on ne peut rien dire, ni poser aucune question.
Elle me demande parfois : « Pourquoi nous, nous sommes obligés de vivre ailleurs que dans notre pays ? Pourquoi ? » Elle a raison. Pourquoi ?
Un jour, j’ai partagé avec elle un poème de Fernando Pessoa qui me touchait et me rappelait l’attachement que j’ai pour les villages de mes parents.
De mon village je vois de l’univers tout
ce qu’on peut
voir de la terre,
Pour cela mon village est aussi grand que
n’importe
quel autre pays,
Parce que j’ai la dimension de ce que je
vois
Et non la dimension de ma taille.
Dans les villes la vie est plus petite
Qu’ici dans ma maison sur le flanc de
cette colline…
Alma m’a demandé d’arrêter. Elle s’est mise à pleurer et m’a dit : « Je ne reverrai plus jamais mon village. » Je l’ai regardée et je suis resté silencieux. J’étais désemparé, impuissant face à ses larmes.
M’est revenu en tête le titre Alone together. Il va si bien aux Libanais de la diaspora. Nous sommes éparpillés aux quatre coins du monde, alone together, unis par une seule et même tristesse de voir notre pays se décomposer et nous, nous éloigner de lui petit à petit. Seul WhatsApp nous lie encore à ce pays. Peu importe où nous nous trouvons sur Terre, nous n’avons qu’à ouvrir cette application et engager la conversation avec des amis libanais ou des membres de la famille pour nous y retrouver, un peu, au pays.
On se dispute souvent avec Alma à propos du Liban. Elle me reproche de trop vouloir m’en détacher, elle qui aimerait garder les quelques attaches qui lui restent. « J’ai l’impression de n’être plus libanaise » me dit-elle avec tristesse. « Que me reste-t-il de libanais à part mon lieu de naissance sur ma pièce d’identité ? » Je lui réponds « C’est bien suffisant », ce qu’elle n’aime pas du tout.
Alma aimerait voyager au Liban avec moi, ce que je refuse toujours. Je fais tout pour y retourner le moins possible, voire plus, croyant à la logique du « loin des yeux, loin du cœur ». J’ai aussi peur de m’y rendre. J’ai reçu de nombreuses menaces sur Facebook et par mail. Il est possible que je me fasse arrêter et emmener au tribunal militaire car j’ai osé, après la sortie de mon deuxième roman, dire publiquement avoir effectué un voyage en Israël. Peut-on encore appeler un pays « home » quand on a peur de passer la douane à l’aéroport ? Est-ce encore un lieu où l’on peut se sentir chez soi ? Étrangement, en France, je n’ai jamais eu peur de passer la frontière, alors qu’au Liban, même lorsque la police libanaise n’avait rien à me reprocher, j’ai toujours ravalé ma salive avant de donner mon passeport au douanier. Au Liban, jamais aucune loi n’a semblé me protéger. Pour Alma, c’est l’inverse. C’est ici, en France, qu’elle a peur. À l’aéroport de Beyrouth, elle se sent rassurée.
Parfois Alma me demande de dîner chez mes parents. Elle aime aller chez eux, « ça lui rappelle le Liban » me dit-elle. « Dès que je vois tes parents, je suis apaisée, je me sens mieux. » Elle les appelle même « mes parents ».
Ma mère adore l’accueillir, elle lui prépare une dizaine de plats. Des salades, des mezzés libanais et un gâteau au chocolat. Mon père, lui, daigne même venir manger à table avec nous. Généralement quand ma mère invite des gens à la maison, mon père ne s’installe jamais à la table à manger, il préfère regarder la télévision libanaise, un match de catch ou un film porno. Si cela pose problème à quelqu’un, il lui conseille de rentrer chez lui.
Alma donne à ma mère des nouvelles sur la situation désastreuse de ses parents, et ma mère fait de même à propos de sa famille. Elles se racontent comment ils perdent leur argent de jour en jour et combien la vie est triste au Liban. Elles font des conversions entre les dollars, les livres libanaises et les lollars (le nouveau dollar libanais). Elles finissent par larmoyer derrière mon père et moi qui regardons une émission politique sur une chaîne de télévision libanaise. S’il en a assez d’entendre les députés, les journalistes et les économistes, il branche YouTube sur son écran (je ne sais pas qui lui a appris) et il cherche des concerts de zajal enregistrés dans les années soixante-dix au Liban où on peut l’apercevoir dans le public. Je l’observe alors se regarder jeune. Parfois il hurle « Allahu Akbar » quand l’un des zajjalis dit une belle tirade. Dieu est le plus grand.
Alma me répète toujours la même chose : « C’est fou combien tu ressembles à tes parents. Moi, je ne ressemble pas tellement aux miens mais toi, tu es le même qu’eux, tu es le parfait mélange de ton père et de ta mère. » Je ne sais pas si je le fais exprès ou non mais Alma a raison, je leur ressemble de plus en plus et je m’en réjouis. Ils ne me quitteront plus jamais. Même après leurs décès, je n’aurai qu’à me regarder et m’écouter pour les retrouver dans mes gestes et mes mots. Ils continueront à vivre en moi.